C’est sans doute une question ou une remarque que vous vous êtes souvent faite, en jouant ou en regardant un spectacle d’improvisation : « Pourquoi est-il si difficile de faire une improvisation à la manière du théâtre de l’absurde ? », « Pourquoi les improvisations à la manière des œuvres de Ionesco ou Kafka, se ressemblent toutes ? »
Cet article nous est proposé par Cabot. Cabot est tombé dans la marmite de l’improvisation théâtrale lorsqu’il avait 8 ans et depuis, il n’en est jamais ressorti. Elève puis formateur pour enfants à l’Improthéo (Ligue d’Improvisation Théâtrale de l’Oise), il suit les Cours Florent puis co-crée Les Moustaches Sauvages, une troupe de Comédiens professionnels qui lui permets d’explorer les liens entre l’improvisation et le théâtre classique. Formateur à l’EFIT (l’Ecole Française d’Improvisation Théâtrale) depuis 2015, il propose également sa double compétence impro/théâtre à d’autres troupes d’impro qui souhaitent entre autres travailler certains genres théâtraux en profondeur.
Merci à lui.
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« Parce qu’on ne sait pas ce qu’est l’absurde. »
Par définition, l’absurde est contraire à la raison, au sens commun. Un raisonnement absurde est un mécanisme de réflexion qui aboutit à un non-sens (1). Et c’est pour cela que dans l’imaginaire commun, lorsque l’on entend « absurde», on pense à quelque chose sans queue, ni tête.
Voilà sans doute la raison pour laquelle les improvisations qui en découlent ressemblent plus à une captation théâtrale diffusée sur ARTE à trois heures du matin, avec un homme nu qui court de cour à jardin en battant des bras pendant qu’une femme peinte en bleu coupe un morceau de jarret de porc en répétant en boucle : « Consumérisme ».
Et pourtant, le théâtre de l’absurde est un genre complexe et minutieux où tout est réfléchi et calculé. Le terme « absurde » désigne ici la condition des hommes, le non-sens de leurs vies, leurs existences dénuées de sens. Il faut une grande précision pour créer des personnages et des dialogues qui imagent l’absurdité de la condition humaine.
« En attendant Godot » – Samuel Becket. Photo par Bertrand Bovio
« Parce qu’on ne sait pas ce qu’est le théâtre de l’absurde. »
Sans doute parce qu’il est difficile à la base de définir ce qu’est le théâtre de l’absurde. Le terme de théâtre de l’absurde n’est qu’un nom vernaculaire que l’on a donné au théâtre d’avant-garde parisien des années 50 avec Eugène Ionesco, Samuel Becket et Arthur Amadov en tête d’affiche (2). Ce théâtre qui a trouvé des similitudes partout en Europe, chez Kafka en Autriche ou chez Gombrowicz en Pologne.
Je précise que ce ne sont pas des noms que je balance à la cantonade pour montrer ma grosse et belle culture. Oh non, ils sont là pour vous amener des noms, des précurseurs, des pionniers, des auteurs qu’il faut lire et découvrir, car il existe autant de théâtres de l’absurde qu’il existe de pièces absurdes.
Ces auteurs ont tous un point commun. Ils ont connu la Guerre. Parfois les Guerres. Avec un grand G, comme le point. Dans un monde qui devient de plus en plus scientifiques et laïc, voir athée. À la suite de l’expérience historique des camps de concentration et d’Hiroshima, la conviction selon laquelle le monde a un sens fut ébranlée. Ces auteurs on pris conscience de l’abîme entre les actes humains et les principes nobles. Ils se sont tous mis à se poser ce genre de questions :
« S’il n’y a rien après la mort, à quoi bon vivre ? »
« S’il n’y a personne pour nous juger de nos actes après notre mort, pourquoi être bon ? »
« Si l’Homme est capable de faire ce qu’il a fait durant les deux grandes guerres, en quoi faut il croire ? »
« Guernica » – Pablo Picasso
Aucun art ne se suffit à lui-même, l’absurde a son équivalent en peinture et sculpture : le cubisme. Même s’il naît au début du XXème siècle, il trouve son apogée lui aussi à Paris et découle de l’impact de la guerre sur ces artistes.
Ces artistes (auteurs, sculpteurs, peintres, etc.) ont donc créé des personnages traumatisés par la guerre. Dans la littérature, ils sont des personnages qui ne dominent plus leurs névroses, car la vie psychique a pris le pas sur la réalité.
Chaque pièce obéit à une logique interne, ce que j’aime appeler « une règle du jeu », ces personnages marqués par le traumatisme se retrouvent dans un univers commun car ils répondent à la même règle du jeu, au même moment. Bien que la scène soit absurde, les personnages sont cohérents entre eux.
Par exemple, les personnages principaux de La Cantatrice Chauve n’ont aucun but, ils ne tendent pas vers un dénouement esthétique. Alors que les deux autres personnages (La Bonne et Le Pompier) exercent leurs métiers et ont pour but de se retrouver.
Dans Oh les beaux jours de Becket, Winnie ne fait que s’enliser dans un long monologue sans but précis. Voyez la précision de la mise en scène, comment tout est contrôlé, chaque mot, chaque geste pour atteindre un but précis : Créer l’absurde et l’authenticité de cette situation.
« Parce qu’on ne sait pas retranscrire le théâtre de l’absurde. »
À partir de là, c’est de l’appréhension de chacun, représenter le théâtre de l’absurde va dépendre de l’avis de chacun sur ce théâtre et les œuvres qui le composent. Le travail principal sera d’aller lire ces œuvres et d’essayer de comprendre. Comprendre pourquoi l’auteur a décidé d’écrire cette œuvre. Pour quelles raisons l’apprécie-t-on ou non ? Qu’est-ce que l’on aime et qu’est-ce qui nous dérange ? C’est en arrivant à formuler des réponses concrètes à ces questions que l’on peut être à même de les reproduire sur scène.
Par exemple, dans la scène d’ouverture de la Cantatrice Chauve (3), c’est une scène de répétition. Les deux personnages principaux lisent une histoire dans le journal et réagissent à cette histoire. Il y a une répétition du nom Bobby Watson, qui est utilisé pour tous les personnages de l’histoire qu’ils lisent, mais aussi une répétition des réactions des deux personnages par rapport à cette histoire. C’est ça la règle du jeu. Répéter les réactions et les échanger.
Dans la scène qui suit, deux personnages croient se reconnaître et à force de conversation, ils apprennent qu’ils vivent dans le même appartement. Pourtant, ils ne se reconnaissent vraiment jamais et ils auront les mêmes réactions à chaque fois que l’un ou l’autre donne une information les concernant.
La deuxième chose à travailler, c’est de savoir créer spontanément ces « règles du jeu », il faut arriver en quelques secondes à se mettre d’accord avec ces partenaires. « Quel est l’absurde de la scène que nous jouons ? », car il faut pouvoir se dire rapidement et tacitement cette règle du jeu. Nous ne pouvons pas réaliser et dire tout et n’importe quoi sur scène. Il faut que tous les personnages soient d’accord.
Il y a deux façons de créer une règle du jeu.
La première s’utilise si l’on veut dénoncer quelque chose, avoir un propos. Dans ce cas là, la règle du jeu va découdre logiquement du propos.
Si je veux dénoncer que je trouve absurde que l’on puisse payer 60€ une assiette d’asperges au vinaigre balsamique dans un grand restaurant juste parce que tout le monde sait que c’est LE restaurant. Nous pourrions jouer sur le fait qu’il y ait une file d’attente de boite de nuit devant le restaurant et des videurs pour ouvrir la porte, ou qu’il faut offrir une partie de son corps en payement pour la nourriture, ou même que dans l’assiette il n’y a qu’un grain de maïs.
On ne peut pas mélanger toutes ces situations, car le message serait trop évident et le public ne serait plus sur lequel se concentrer, car chacun dénonce une facette différente du même problème. Cela finirait en une cacophonie et suite d’évènements ne faisant aucun sens. Mais pourtant c’est cette première méthode qui permet à mon sens d’être le plus proche d’une oeuvre du théâtre de l’absurde. Même si elle peut manquer de subtilité.
La deuxième méthode serait de créer simplement une règle de jeu et de trouver ensuite ce que l’on peut transmettre ou dénoncer grâce à elle.
Si l’on décide de tous s’appeler par le même prénom, alors peut-être faudra-t-il jouer sur le fait que personne n’est unique et créer des situations qui mettent cela en avant. Ou alors si l’on décide de se gifler à chaque fois que quelqu’un prononce le mot « banane », il va falloir créer des situations où ce mot est souvent employé, dans un univers où cela signifie quelque chose.
Cette méthode est beaucoup plus difficile à obtenir pendant un match ou lors d’un spectacle dans lequel les comédiens ne se connaissent pas forcément. Mais par contre, dans un collectif qui a l’habitude de jouer ensemble et qui se connait bien, cela peut être une solution optimale et qui plus est, elle sera virtuose aux yeux du public.
Conclusion sur le théâtre de l’absurde en impro
Pour finir, je sors toujours autant insatisfait d’une improvisation à la manière de l’absurde, car il est difficile de ne pas tomber dans la facilité de dire n’importe quoi. Il est encore plus difficile de faire comprendre à ses partenaires la règle du jeu. Quand l’univers est plus précis, comme Kafka ou Ionesco, il est déjà beaucoup plus simple d’organiser une pensée et un objectif.
Lorsque cette photographie a été prise, durant un match d’improvisation, nous étions en pleine improvisation à la manière de Ionesco. J’ai eu la chance d’avoir en face de moi un joueur québécois très réceptif qui a su comprendre ce que je mettais en place. Nous avons réussi à créer un début d’histoire cohérent et justifié. Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, cette position où je porte mon partenaire était parfaitement explicable.
Mais plus l’impro avançait, plus les répliques « à côté de la plaque » fusait et plus il était difficile de tenir une histoire, un dialogue ou une situation. Malgré tous les efforts pour utiliser ces répliques dans un contexte et les relier, nous avons finalement terminé sur une improvisation qui ressemblait plus à du théâtre conceptuel au théâtre de la Colline qu’à du théâtre de Ionesco.
C’est toujours frustrant mais au moins nous avons réussi à créer quelque chose d’intéressant qui ne ressemblait pas à deux bourgeois anglais qui boivent du thé en alternant leurs répliques pendant qu’un comédien au fond sonne des heures comme : « Treize heures soixante-quatre ».
Le théâtre de l’absurde reste quoi qu’il arrive une forme précise du théâtre. Elle correspond à une époque, une ambiance, une pensée qui n’est plus. Elle restera donc toujours difficile à représenter scéniquement et encore plus en improvisation. C’est un peu comme improviser des alexandrins, avec les douze pieds, la césure à l’hémistiche, l’alternance des rimes masculines et féminines et la vérité qui éclate à la rime. Cela demande beaucoup d’entrainement pour y arriver mais, au pire, il suffit de la bonne prise de parole et de quelques outils techniques pour y parvenir.
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« La vérité ne se trouve d’ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie. »
Eugène Ionesco / « La Cantatrice Chauve »
« Au commencement était le calembour. »
De Samuel Beckett / « Murphy »
Notes de l’auteur
(1) Définition dictionnaire Larousse.
(2) Définition personnelle inspirée de diverses œuvres.
(3) J’utilise beaucoup cette pièce comme exemple, car chaque scène peut être utilisée indépendamment des autres pour montrer un propos.